Le Titre   :  Chroniques d’histoire maçonnique –Orients extrêmes

Auteur : Collectif – Institut d’Études et de Recherches Maçonniques, N°94, Automne-Hiver 2024

Edition : Conform Edition                   https://www.conform-edit.com/

Extrêmes », s’impose comme une mosaïque d’explorations historiques et anthropologiques, traçant les échos maçonniques dans des contextes culturels et géopolitiques complexes. Il déploie trois axes de réflexion principaux : le développement maçonnique en contexte colonial au Cambodge, l’interaction des Chinois avec la franc-maçonnerie au XIXᵉ siècle, et les rapports entre jansénisme et franc-maçonnerie au XVIIIᵉ siècle. Sous un prisme mêlant érudition et une approche culturelle, ce numéro questionne la capacité de l’Ordre à s’adapter à des réalités singulières tout en demeurant fidèle à ses principes universels.

L’une des pièces maîtresses de cette revue est, sans conteste, le texte de Francis Delon intitulé « L’Avenir Khmer », qui s’attache à dépeindre la fondation et l’évolution d’une loge maçonnique dans la capitale cambodgienne au début du XXᵉ siècle. Ce texte, d’une richesse documentaire et analytique remarquable, ne se contente pas de relater des faits historiques : il interroge en profondeur les dynamiques sociales, politiques et culturelles qui ont façonné l’implantation de la franc-maçonnerie en contexte colonial.

Delon nous transporte au cœur de Phnom Penh en 1906, un espace géopolitique singulier où la présence française cohabite avec un Cambodge profondément enraciné dans ses traditions bouddhistes et monarchiques. La création de la loge « L’Avenir Khmer », initiée par des personnalités telles que Ludovic Boutier, Lucien Brisac ou Antoine Imbert, symbolise un acte d’audace face à un environnement marqué par le conservatisme religieux et une administration souvent méfiante envers les idéaux maçonniques. L’auteur restitue avec minutie les étapes de cette fondation, de la réunion initiale des frères maçons au quai Piquet jusqu’à l’élaboration d’un règlement particulier en 30 articles. Ces détails, loin d’être anecdotiques, mettent en lumière la rigueur organisationnelle et la résilience des membres, déterminés à affirmer les valeurs maçonniques dans un contexte hostile.

Le texte met également en avant le rôle central de la loge dans le développement d’institutions sociales et éducatives, notamment à travers la création d’une Bibliothèque Populaire, ouverte aux Européens et aux Asiatiques. Ce projet, qui rencontre un succès croissant malgré les réticences initiales, illustre l’engagement maçonnique pour la diffusion du savoir et l’émancipation par la lecture. Delon décrit avec précision comment cette initiative contribue à dissiper les préjugés et à établir un dialogue interculturel, dans un espace dominé par les tensions entre les missions religieuses et les aspirations laïques.

Cependant, l’histoire de « L’Avenir Khmer » n’est pas exempte de défis. Delon évoque les relations souvent conflictuelles avec le Grand Orient de France, qui, malgré une reconnaissance officielle, tarde à fournir le soutien attendu par la loge. Les lettres adressées au GODF révèlent une frustration palpable face à ce qu’ils perçoivent comme un manque d’engagement de la part de l’obédience. L’appel aux dons pour la construction d’un temple ou encore les réclamations concernant la Société Civile Immobilière témoignent des obstacles financiers et structurels auxquels les frères ont dû faire face.

Mais c’est surtout dans son analyse des rapports avec l’administration coloniale que Delon brille par son acuité. Il met en lumière les tensions entre les aspirations progressistes des maçons et un appareil colonial souvent aligné sur les intérêts des missions catholiques. Ces tensions culminent dans des affrontements symboliques, comme les protestations contre la cession de terrains publics à des écoles religieuses ou encore les dénonciations des privilèges accordés aux institutions cléricales. À travers ces exemples, Delon peint un tableau poignant de la lutte des maçons pour maintenir un espace de liberté et de laïcité dans une société encore profondément hiérarchisée.

Loin de se limiter à une simple chronique, ce texte s’impose comme une réflexion sur la portée universelle des valeurs maçonniques et leur capacité à se confronter aux spécificités locales. Delon rappelle que « L’Avenir Khmer », bien qu’enracinée dans un Cambodge colonial, transcende sa situation géographique pour devenir le reflet d’une franc-maçonnerie engagée, solidaire et tournée vers l’avenir. En ce sens, cette contribution s’inscrit non seulement dans l’histoire maçonnique, mais également dans une quête intemporelle de justice, de liberté et de progrès.

« L’Avenir Khmer » se révèle ainsi être bien plus qu’un chapitre parmi d’autres : il est le cœur battant de ce numéro des Chroniques d’Histoire Maçonnique, une démonstration magistrale de la manière dont l’histoire maçonnique peut éclairer les défis contemporains. Par son érudition et sa profondeur, Delon offre non seulement une leçon d’histoire, mais aussi une invitation à repenser la franc-maçonnerie comme un acteur essentiel des grandes transformations sociétales.

La seconde contribution, signée Emmanuel Jourda, plonge dans les réalités chinoises au XIXᵉ siècle, une période où la Chine vacille entre influences impériales et réformes modernisatrices. Jourda explore une double typologie des interactions chinoises avec la franc-maçonnerie, opposant les élites sinisées fascinées par l’idéologie maçonnique à des classes plus populaires, souvent marquées par l’appartenance à des sociétés secrètes indigènes. Ce double regard permet de souligner les tensions mais aussi les analogies entre les rites initiatiques chinois et maçonniques, tous deux porteurs d’un idéal de transformation sociale. Le texte, rigoureux et documenté, résonne comme une analyse des transferts culturels dans un monde globalisé avant l’heure.

Signalons que l’avant-propos rédigé par le Comité éditorial rend hommage à Emmanuel Jourda, chercheur associé au CECMC-CCJ, disparu prématurément le 18 juin dernier, laissant un vide immense dans le monde de la recherche maçonnique, où son apport, tant par sa rigueur intellectuelle que par sa passion pour l’histoire des interactions culturelles, restera inestimable.

Enfin, dans « Jansénisme et franc-maçonnerie au XVIIIᵉ siècle », Éric Saunier, rédacteur en chef de la revue, engage une réflexion novatrice sur un sujet rarement étudié : les convergences entre une spiritualité chrétienne rigoriste et les valeurs de l’Ordre maçonnique. À travers une relecture historique, Saunier met en évidence les espaces de dialogues, parfois conflictuels, entre deux courants animés par des aspirations morales et des luttes contre l’absolutisme religieux. Ce chantier intellectuel en cours souligne combien l’histoire maçonnique ne peut se comprendre sans intégrer ses relations, souvent paradoxales, avec d’autres traditions philosophiques et religieuses.

La revue, dans son ensemble, transcende la simple érudition pour ouvrir des voies de réflexion sur les fonctions multiples de la franc-maçonnerie : moteur d’innovation sociale, gardienne d’un héritage philosophique et adaptatrice à des réalités géographiques et culturelles variées. L’écriture, fluide et riche, rend hommage à des figures souvent oubliées tout en soulignant la capacité de l’Ordre à s’inscrire dans des contextes où il agit à la fois comme témoin et acteur des mutations historiques. « Orients Extrêmes » est une invitation à repenser le rôle de la franc-maçonnerie dans un monde en constante redéfinition, mêlant ancrages locaux et aspirations universelles.